« Un peu de vin ? » Prestement, le sexagénaire dûment cravaté, cheveux gris et lunettes rondes, pose sa main sur son verre, en signe de dénégation.
La proposition était de pure politesse. Car Norbert de Kramer, 62 ans,
ne boit jamais pendant le service. Et pour cause : il est chauffeur de
bus. Cette semaine, il convoie un groupe de journalistes internationaux
d’une ville à l’autre des Pays-Bas, son pays. Le voyage a commencé comme
tous les déplacements de ce genre : les passagers sont montés dans le
car, ont, au mieux, salué le chauffeur d’un coup de tête, puis se sont
installés chacun de leur côté, plongés dans leurs documents de travail,
tout en faisant timidement connaissance les uns avec les autres.
Le chauffeur du car, c’est celui qu’on ne remarque pas vraiment, qui
fait partie du paysage, dont le rôle cesse immédiatement dès que le
programme prévoit une visite. Le chauffeur, on ne cherche pas vraiment à
l’avoir à sa table, parce que, côté networking, c’est quand même un peu
juste. Et puis à un moment, on se met à discuter, par politesse comme
par curiosité. L’homme parle de sa femme, de ses loisirs. Et puis, « j’avais un autre travail, avant », raconte Norbert de Kramer dans un bon anglais. On gratte un peu. « Il y a trois ans, je dirigeais une banque ». Le banquier est donc devenu chauffeur de bus. Interview:
Pourquoi êtes-vous devenu chauffeur de bus ?
J’en ai toujours rêvé. Petit, je voulais conduire un bus. Mais la vie
en a décidé autrement jusqu’à l’âge de 59 ans. Mon père travaillait
dans la banque et voulait que je suive la même voie. J’ai étudié
l’économie et j’ai commencé ma carrière chez ABN Amro. J’ai été analyste
de crédits, chargé de formation puis directeur d’une filiale à
Rotterdam, qui compte 40 salariés. Je parle bien anglais et parfaitement
l’allemand. [A ce moment, la discussion, qui avait commencé en anglais, se poursuit en allemand]
Pour qui travaillez-vous aujourd’hui ?
Je suis free-lance pour Bab-Vios,
une société qui possède 21 bus et les affecte à des voyages de groupe.
En moyenne, je travaille trois jours par semaine, mais au printemps et
en été, c’est beaucoup plus. Je convoie des groupes de touristes,
d’enfants, de sportifs en tournée. J’effectue parfois des missions pour
la maison royale des Pays-Bas, je conduis des policiers, des ministres
ou des personnes qui participent à une visite officielle. La plupart des
voyages ont lieu aux Pays-Bas, mais je me rends aussi en Belgique ou en
France. Par ailleurs, je travaille bénévolement pour une maison de
retraite. Avec des collègues, nous emmenons les personnes âgées en
voyage.
Et votre épouse, elle pense quoi de tout cela ?
Elle trouve ça très bien. D’ailleurs, elle participe parfois à des voyages.
C’est difficile à conduire, un bus ?
Cela n’a rien à voir avec la conduite d’une voiture. Dans un car, la
boîte de vitesses affiche 8 positions. Il faut montrer une grande
attention, ne pas se fier à ses intuitions. Par exemple, quand on tourne
à droite, il faut d’abord regarder à gauche. Cela nécessite aussi des
connaissances de base en mécanique. Conduire dans Amsterdam demande
beaucoup d’attention. A Bruxelles, les nombreux tunnels routiers sont
interdits aux bus, ce qui complique les mouvements. A Paris, il est très
difficile de se garer et les gens sont impolis ; les scooters vous
brûlent la priorité.
Vous n’avez jamais peur ?
J’ai eu peur lors de mes premiers trajets. Lorsque je me suis
retrouvé au volant dans le centre d’Amsterdam, ça n’a pas été facile.
Mais la peur passe vite. Je n’ai jamais eu d’accrochage.
Comment avez-vous appris à conduire ?
Je m’y suis mis quand j’avais 55 ans : deux semaines de formation.
Plus tard, j’ai pris un congé sabbatique pour effectuer un stage de
trois mois pour la société qui m’emploie aujourd’hui. Lorsque j’ai eu 59
ans, la banque m’a proposé de prendre de nouvelles responsabilités.
J’ai refusé et j’ai préféré me consacrer pleinement à ma passion.
Vous aimez l’ambiance du bus ?
Oui ! Au bout de quelques heures passées ensemble, les passagers
sympathisent et s’amusent. Parfois, ils boivent et ils chantent. C’est
très festif. Il s’en passe, des fois, des choses, oh oh ! [Norbert roule les yeux et sourit énigmatiquement] Alors, je m’isole dans ma bulle et me concentre sur la route.
Vous gagnez moins d’argent que lorsque vous étiez banquier ?
Environ trois fois moins, oui. Mais ce n’est pas le plus important. Je perçois aussi ma retraite
Vous n’avez pas le sentiment de prendre leur travail à des jeunes qui débutent ?
C’est vrai, la société Bab Vios fait souvent appel à moi, parce qu’on
me connaît, on me fait confiance. Et aussi sans doute parce que je suis
plus âgé que les débutants. Et puis j’ai cette expérience dans la
banque, ça rassure sans doute.
L’attitude des passagers change-t-elle quand ils découvrent que vous avez été banquier ?
Ce n’est pas une chose que je dis dès le départ. Je ne pense pas que
ce soit nécessaire. Parfois les gens s’étonnent de la conversation que
je mène avec eux, de ma connaissance de l’anglais et de l’allemand.
Quels sont les points communs entre le métier de banquier et celui de chauffeur ?
Les gens ! La conversation, les discussions, les histoires que les
clients ou les passagers racontent. L’autre point commun, c’est la
tenue : costume, gilet et cravate en toutes circonstances, à la banque
comme dans le bus. C’est une question de politesse.
Source Le Monde
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