dimanche 13 novembre 2016

Voyage à travers les USA en Greyhound




On m’a souvent découragé. Enfin non, décourager ce n’est pas vraiment le bon mot. On a plutôt tiré une grosse grimace, éclaté d’un rire franc ou encore roulé des yeux.

Traverser les Etats-Unis en Greyhound? Haha, elle est bonne! Quelques âmes aux tendances vagabondes m’ont tout de même encouragé.



Plus on me décourageait et plus ça m’encourageait, parce que je fonctionne un peu à contre-courant (ou plutôt peut-être, parce que j’ai eu du mal à me sortir de l’adolescence). Mais que cela n’encourage personne à me décourager! J’apprécie d’autant plus les encouragements puisque je réalise que je fonctionne à l’envers et que par définition, ça me remet à l’endroit. Je crois me perds là…
Bref, notre Greyhound, pour ceux qui ne sont pas familiers avec les transports américains, je livre la clef de la devinette: il s’agit d’un bus qui se veut léger et rapide comme l’élégant lévrier.


Pourquoi se décourager? Ou plutôt ne pas se décourager!

En quoi le Greyhound paraît-il décourageant à la grosse partie de la population? Je ne sais pas trop moi. On m’a dit que c’était pas confortable, sale, bruyant et que les gens qui l’empruntent sont en général très weird (étranges).



Vous pensez bien qu’après mes virées en bus d’en moyenne 15 heures à travers l’Asie (parfois avec une pastèque ou des pieds dans la face), voire même de 34 heures (!) à travers l’Espagne, d’un nombre incalculable d’heures passées debout (oui) dans les trains italiens (qui sont presque plus effrayants que ceux que l’on trouve au Sri Lanka), je n’allais pas m’arrêter à ça.
Et j’ai bien fait. N’écoutez pas les médisances sur les Greyhound chers voyageurs. Ils sont en fait très confortables* et propres. Ils ont même des prises électriques, et du wi-fi gratuit, le luxe! Certains conducteurs font l’animation et multiplient les petites pauses pour se dégourdir les jambes.
Les voyageurs sont un peu… weird, comme attendu. Etonnamment, ils ne se mélangent pas trop. Mais il faut dire que je n’étais pas dans le mood de « me mélanger » moi-même… C’est comme un bus de ville normal finalement, mais en plus long. On entend tout un tas d’accents et de langues, c’est coloré. Et surtout on voit du paysage. Du bon gros paysage.

* Si vous mesurez 1.75m et plus, vous risquez de ne pas avoir la même notion de confort que moi.



Le début de l’aventure: en route vers Las Vegas!

Ma première expérience en Greyhound, ça a été de Los Angeles à Las Vegas.
À mon arrivée à la gare de bus de Los Angeles, je vois trois types posés juste à l’entrée qui se passent un bong. OK, ça s’annonce exotique: je ne suis plus sûre que le terme weird s’approprie bien à ce que j’avais imaginé.
Dépassées les effluves de la marijeanne, je m’enfile dans le chaos de la salle d’attente où l’on ne me donne pas les bons renseignements… Me voilà à refaire toute la file 30min avant le départ pour le check-in de mon bagage.
De justesse, j’embrasse le Prince et je saute dans le bus. Le conducteur me parle en espagnol, bon pourquoi pas?
Plus tard, il présente le bus aux passagers et les supplie d’un air paternel de ne pas fumer dans les toilettes (please, please pleaaaase, por favor, por favooor) de ne pas boire d’alcool et consommer de drogue, et surtout d’être gentils les uns avec les autres.
Le trajet sera court: 3 heures 50 pour 266 miles. Le paysage n’est peut-être pas des plus fascinants, mais pour moi c’est quelque chose de tout à fait nouveau: le désert, la roche jaune, orange, et les formes étranges que le vent leur a conféré.


Balade à Las Vegas et repas suicidaire

Mon amie Heather, qui devait venir me chercher, a du retard. Elle m’avertit nonchalamment que la gare de bus se trouve au beau milieu de la zone.
« Il y a plein de dealers et de drogués, mais ne t’en fais pas trop, ne te mêle juste pas de leurs affaires. »
Bon, il n’y a pas mort d’homme, je survis à l’heure qui me sépare d’Heather. J’ai même le loisir d’assister à une arrestation dans la salle d’attente! Avec les menottes et tout et tout. Trop bien.
Heather et sa soeur arrivent finalement à la rescousse. Elles sont toutes les deux originaires de Las Vegas, elles en connaissent tous les détours. Elles vont m’offrir la ville, la vraie.



On longe le Boulevard Las Vegas (ou le Strip) où les fontaines jouent au rythme des chansons. Il y a des filles déguisées qui espèrent être prises en photo pour quelques pièces ainsi qu’un type tout seul, qui se promène avec son verre à pied et sa bouteille de vin.
Les soeurs m’emmènent à travers les casinos les plus en vogue ou les plus connus de Las Vegas. J’ai l’impression de revoir Macao, mais en plus décontracté: ici les gens ont l’air de jouer moins sérieusement… Rien de très neuf pour moi du côté des casinos, si ce n’est la surprenante petite France où le ciel et l’ambiance lumineuse sont tellement bien faits qu’on a l’impression d’y être vraiment (ou pas).
Je parie quelques dollars sur un jeu de cartes, histoire de dire que je l’ai fait (pas de chance de débutante pour moi), je bois un immense slush à la vodka en traversant les casinos, j’aperçois un tas de gens un peu allumés et puis de la lumière, beaucoup beaucoup de lumière. Il y aussi des centres commerciaux de luxe totalement déserts… Il paraît qu’ils ont un peu forcé la main sur la construction, en ville.


Heart Attack Grill

Pour manger, les filles m’emmènent au Heart Attack Grill et c’est tout un programme. L’objecif: engloutir un max de calories. Le plus petit burger doit faire dans les 2’000 calories, et le restaurant détient le Guinness du hamburger le plus calorifique du monde.
Les serveuses et serveurs sont déguisés en docteurs et infirmières. On vous passe une robe de malade à l’entrée. Aussi, les personnes pesant plus de 350lbs (~159kg) peuvent manger gratuitement.
Le menu est tout simple: le petit hamburger? le moyen? le gros? l’infâme? avec des frites? On peut bien sûr boire de l’alcool et commander des cigarettes sans filtre… ainsi que de fausses cigarettes pour enfants « pour faire comme papa ».
Des vidéos affichent fièrement la réputation du restaurant: l’an passé quelqu’un a dû être hospitalisé pour cause d’overdose de mal-bouffe.
Sur le mur principal, la Sainte Cène détournée, les apôtres devant les mascottes des fast-foods les plus connus d’Amérique. Je ne reconnais que MacDonalds et KFC, je ne suis définitivement pas encore assez à la page…


Balade à Salt Lake City

Ce que je connais de Salt Lake City? Pas grand chose, je sais qu’il y a eu des jeux olympiques d’hiver, en 2002. Je sais qu’il devrait y avoir de la neige, du moins autour de la ville et c’est tout.
Je m’y suis rendue principalement parce que c’est de là que je pourrai prendre le célèbre California Zephyr, un train panoramique qui va me permettre de traverser tout le Colorado.
Le Colorado d’ailleurs, ça promet. Mais en attendant, c’est tout l’Utah que je dois traverser en Greyhound. Le trajet dure environ 6 heures 30, pour 437 miles.
L’Utah est bien beau, la route est bordée de parcs nationaux. Mais je suis un peu fatiguée de ma soirée à courir les casinos.
Les principaux spotlights du trajet: un cheval qui coursait une poule, et de la neige, enfin!
À mon arrivée, je suis accueillie par Kenna, une couchsurfeuse sympa. On va prendre un bon dîner ensemble, elle me raconte sa ville, son parcours, je lui raconte le mien.
Le lendemain, ses suggestions en tête, je vais me balader à Salt Lake City. La ville est toute petite, pas besoin de prendre un bus, on peut marcher partout, quel bonheur: c’est l’antinomie de Los Angeles.
Donc je marche partout et pas très loin et je finis par m’ennuyer un peu. Je vais m’affaler dans la très confortable bibliothèque publique où je ne fais strictement rien d’autre que m’amuser avec mon téléphone de temps à autre.
Jusqu’au moment où je suis interpelée par une personne intrigante… Mais ça c’est pour une autre une histoire.


American Drifters: Jo a les yeux bleus

C’est à la bibliothèque de Salt Lake City que Jo m’aborde. Elle me demande de lui prêter mon téléphone, c’est d’une urgence absolue qu’il s’agit. Elle a l’air très inquiète.
Elle tapote un premier numéro, griffonné sur un bout de papier chiffonné; ça ne répond pas. Elle tente le deuxième: « Monsieur, voilà la situation, il faut absolument que je rentre chez moi en Californie, cela fait deux semaines que je suis coincée ici et de plus, hier on m’a agressé! On m’a volé toutes mes affaires! La raison pour laquelle je suis partie, c’est mon mari qui est alcoolique. Mais je ne peux plus rester ici, je n’ai nulle part où aller. Vous êtes mon seul espoir, pasteur, je vous en prie aidez-moi ».
Ses yeux s’emplissent de larmes alors qu’elle prononce cette dernière phrase.
Apparemment le pasteur va faire quelque chose pour elle, puisqu’elle note un numéro à la va-vite sur son papier et qu’elle promet de rappeler le lendemain à la première heure, enthousiaste. Oui, cette fois, elle est contente.



Une fois le coup de fil terminé elle me remercie chaleureusement. Troublée par le rush de sentiments paradoxaux auquel je viens d’assister, je lui demande ce qu’il se passe.
Elle m’explique patiemment ce que je sais déjà: son mari alcoolique, sa fuite de Los Angeles, mais aussi l’hostilité qu’elle rencontre ici à Salt Lake City. Personne n’a voulu l’aider jusqu’ici… et puis il fait tellement froid.
Elle me demande aussi quand je repars (c’est demain, déjà). « Ouf, tu fais bien, ici ça craint. Pense que, pour réussir à me payer un billet de bus la dernière fois, j’ai dû mendier pendant 6 heures… Pour juste quelques dollars! Les gens ici n’ont pas vraiment de pitié ».
Je suis étonnée parce qu’à première vue elle n’avait pas l’air d’être une errante. Elle est de silhouette fine, habillée de façon plutôt anodine. Ses yeux d’un bleu profond m’avaient fasciné au premier coup d’oeil. Par contre il y avait quelques choses peu anodines dans son apparence: elle n’avait pas de dents – elle n’était pas facile à comprendre – ses cheveux blonds étaient coupés à ras – probablement par elle-même – et elle était plutôt coquettement maquillée.
Jo veut fumer une cigarette alors je lui propose d’aller dehors. Elle a un peu le tournis, elle est très agitée et je la dirige vers un banc, dans le parc d’à côté.
Elle m’explique les horreurs de son mari. Elle doit désormais jouer la comédie pour pouvoir s’en rapprocher à nouveau, pour qu’il lui rende enfin l’argent qu’il lui doit. Cela la fera sortir de l’eau, du moins pour un moment. Car ici, elle n’a rien.
Elle me demande d’un air timide si d’ailleurs je ne pourrais pas l’aider un peu, elle a fait une intoxication alimentaire hier, et elle a le ventre vide depuis.
Je n’ai pas grand chose sur moi, mais suffisamment pour lui payer un repas et prendre un bus.
Je lui demande si une fois à Los Angeles elle aura une place où rester, si elle sera mieux lotie. Elle me dit que chez elle, tout sera plus facile. Il lui suffira de faire les rues durant quelques semaines et elle sera à nouveau d’aplomb.
Elle me raconte l’histoire d’un type là-bas, qui lui a proposé une place où dormir. Elle lui a offert ses services sexuels en échange, mais il a refusé « Mais non Madame, vous n’avez pas besoin de faire ça ». Ses yeux s’arrondissent sur ces mots, son visage se détend: elle me dit avoir été très touchée.
Elle me raconte aussi d’autres petites histoires, comme quand elle a fait brûler un appartement avec un mégot de cigarette mal éteint, et que quelqu’un a profité de l’incendie pour s’y faufiler et voler tous les bijoux de sa mère.
Quant à moi, je lui raconte un peu ce que je fais à Salt Lake City (en gros, que je n’en ai pas la moindre idée). Je lui dis que je n’ai pas vraiment de maison non plus, et que je suis moi aussi reconnaissante de ceux qui ont su me montrer de l’hospitalité, surtout dans le moments où j’en avais besoin. Certes ma situation n’est en rien comparable, mais quelque part, je remarque qu’elle se sent un peu comprise. Elle se détend.
Lorsqu’elle se décide enfin à aller manger – un Burger King – elle me demande si je souhaite l’accompagner, mais je zappe.
Les fast food aux USA, c’est vrai que c’est pas cher, mais c’est aussi généralement assez dégueulasse et je ressens comme un grand besoin de retourner dans la chaleur et la sécurité de l’appartement de ma couchsurfeuse.
Au moment de nous séparer, elle me demande si j’ai une arme sur moi. D’un air dubitatif je réponds que non.
Elle est surprise et me gronde d’un air maternel: « Il faut absolument que tu te protèges ma fille. C’est dangereux ici. Tu l’as entendu, hier on m’a agressé. Il n’y a pas de pitié dans ces rues. Protège-toi, aies toujours une arme avec toi. »
Je ne suis pas convaincue, mais je la laisse entendre que je ferai attention.
Sur le passage piétons, après quelques bénédictions mutuelles, on se souhaite bonne route, bonne chance et l’on se sépare.
Jo a laissé échapper son âge quelque part, dans l’une de ses histoires. Elle a 62 ans, mais elle n’en fait que 45. J’espère qu’elle sera chanceuse dans ses péripéties, et je me demande si ella a vraiment pu rentrer chez elle, en Californie. Mais quelque chose me dit qu’elle ne peut que retomber sur ses pattes.
J’en souris, puis je retourne à ma confortable normalité.


American Drifters: ceux qui attendent le train

Il est tard (23:30) lorsque je quitte Salt Lake City, faute de transports en commun nocturnes. Au petit matin, je vais embarquer le promis et tant attendu California Zephyr, le train Amtrak panoramique qui va me balader à travers tout le Colorado et son bout de Rocheuses pendant une quinzaine d’heures.
Il est prévu que j’embarque à 04:00, mais bien sûr, c’est moi; le train a du retard, il est coincé quelque part. Je somnole un peu dans la salle d’attente mais je ne trouve pas le sommeil. Je ne vois d’ailleurs pas le bout du voyage non plus car d’ici minuit, à Denver, 15 heures plus tard, où je devrai prendre un vol 12 heures plus tard, et atterrir 7 heures plus tard à Boston où je pourrai finalement toucher un vrai lit et prendre une vraie douche, il va y avoir du battement.
Au fur et à mesure que les minutes de retard s’écoulent… non que dis-je, les heures! les esprits s’échauffent et les gens commencent à communiquer. C’est très positif, personne ne râle, personne ne montre ne serait-ce un brin d’impatience. Les Américains (ou du moins, ceux qui prennent le train!) semblent décidément bien plus calmes que les excités qu’on a l’habitude de voir courir sur les escalators dans les métros parisiens, par exemple.
En même temps, tout ce petit monde s’apprête à poser ses fesses pendant quinze heures minimum dans un train qui va traverser montagnes et désert… c’est presque le Far-West, non en fait, c’est carrément le Far-West, donc on relativise.

Bref, les gens commencent à se lancer des clins d’oeil, des sourires, des questions sans importance. Tant qu’à attendre, faisons-le comme il faut, non?
Je ne sais plus trop d’ailleurs, comment je me suis engagée dans cette conversation avec Adama. C’est un grand black jovial qui promène une guitare et un chapeau aux couleurs rasta. On parle des trucs fous qu’on a vus sur la planète. Adama parle cinq langues dont trois langues africaines, l’anglais et l’arabe. Comment a-t-il appris tout ça? Il a grandi dans trois pays différents… c’est limite s’il ne compte plus ses passeports! Et puis pour l’arabe, c’était en guerre. Parce que Adama n’est pas seulement un musicien, c’est aussi un vétéran de guerre. Il en a vu des belles, il a fait Fallujah et plein d’autres, dont je ne me souviens pas des noms.
Je suis impressionnée, j’ai comme un survivant en face de moi. Maladroitement, je lui demande quel est son souvenir de guerre le plus marquant. Il m’explique que les virées sont très excitantes, qu’ils se déplacent avec leurs lunettes de vision nocturne. Dans ces moments là, il n’a pas vraiment peur de mourir, car à la guerre, c’est attendu. Le plus dur c’est quand l’un de ses compagnons meurt.
Adama a été touché une fois par une balle. Il ne s’en est rendu compte qu’une fois qu’il a senti le sang tiède couler le long de son bras. Il me montre la cicatrice, sur son poignet.
Un autre jeune homme, à l’air plus timide, se tente à me lancer quelques mots. Il est sur le même trajet que moi, ou presque. Il s’en va quelque part au-dessus de New York. Il va traverser tout le continent.
Lui aussi vient de Los Angeles, mais contrairement à moi, il y a vécu pendant huit longues années… et il a l’air d’encore moins l’aimer que moi!
Il va rejoindre sa famille pour les fêtes, et s’est dit qu’il allait prendre le train, le bus. Il n’en peut plus de cette ville vaine et déprimante. Il se dit qu’il sera mieux à découvrir le paysage de son pays, tout seul assis dans les trains. Belle excuse, c’est la mienne aussi!
Après quelques heures de retard (il fait presque jour!) le train arrive. Avec le contrôleur, nous étions presque devenus une petite famille.
Le train Amtrak est très haut, impressionnant: une montagne d’acier! On grimpe, et on se faufile en silence entre les rangées où d’autres voyageurs dorment.
Adama est mon voisin de rangée et je suis rassurée de le voir là. Je me sens en sécurité avec lui.
Il y a quelques années, j’aurais difficilement pu faire confiance à un inconnu. Ces choses s’apprennent, avec l’expérience, avec les tentatives, ratées ou réussites. Aujourd’hui, j’en suis arrivée au point où je me sens chez moi même dans un train. Peu importe la destination, peu importe la durée, peu importe la misère que je pourrai rencontrer… je ne serai jamais vraiment seule. C’est une nation qui veille sur moi, et sur laquelle je vieille en retour, le temps d’une nuit.


À bord du California Zephyr

Le California Zephyr ne pouvait être un train plus confortable: c’est du voyage de luxe à prix cassé! J’ai deux banquettes pour moi, comme la plupart des voyageurs d’ailleurs. Il y a de la place pour les jambes, pour les sacs, et l’on peut lever un marche-pieds à l’horizontale pour se créer une surface plane digne d’un petit lit suffisamment confortable.

On enlève ses chaussures, on se fait un coussin d’affaires piochées au hasard dans nos sacs. Certains ont pris leur coussin avec eux, et pour une certaine raison, les voir m’émeut (c’est comme s’ils avaient déplacé leur lit, leur maison, emporté un morceau intime de leur quotidien). On s’assure que les rideaux soient tirés, on se couvre de sa veste et, au son du roulement lent et régulier du train, on s’endort paisiblement.
Au passage du contrôleur à neuf heures, ce sont des gorges sans fin qui se déploient sous nos yeux. Qui, un jour, a eu l’idée folle de vouloir les creuser et d’y faire passer un train? Il n’y a rien. À peine un aigle ou une créature occasionnelle, c’est le désert.
Les poteaux électriques rythment le voyage et nous rappellent vaguement notre existence humaine, au-dehors du California Zephyr. Et je le sais, j’en suis sûre même, personne dans ce train n’y est indifférent.



Le conducteur annonce notre position d’une façon si fraîche et enthousiaste qu’on se croirait en croisière. À la base, c’en est une d’ailleurs, mais personne vraiment, n’en fait son premier objectif. Personne, ou presque, ne traverse le désert juste pour le traverser.
Au milieu de tous ces voyageurs, en route vers quelque part, pour qui le train n’est finalement qu’un moyen de transport comme un autre, je me sens pour un instant comme une bête noire, comme quelqu’un qui ne va nulle part. Pourtant je suis de passage comme eux, pourtant moi aussi j’ai des destinations et des objectifs en vue.
La différence peut-être, c’est l’attache que ces gens ont quelque part. Ils viennent de quelque part, ils vont quelque part, ils retourneront quelque part. Moi, je ne sais pas. Je ne sais plus vraiment d’où je viens, je ne sais pas où je serai dans un mois, je ne sais pas s’il existe une place que je puisse considérer comme le retour.
Des retours pour moi, il y en a des centaines. Tant d’endroits que j’aimerais revivre, tant de rues dans lesquelles j’aimerais sentir un agréable rayon de soleil sur mon visage, tant de paysages en mouvements, à dévorer des yeux. Je ne me lasse jamais, et pourtant je finis toujours par repartir.
Je sais déjà que le désert, que les gorges, les rivières ainsi que les sourires et les larmes des passagers du California Zephyr me manqueront, que je voudrais les retrouver, y retourner à un moment donné. Mais la magie de l’instant fait que j’y suis en mouvement, et que jamais rien ne sera plus comme avant.


American Drifters: le tatoueur maudit

11:30 du matin, ou quelque chose comme ça. À ma droite, Adama dort encore. Le California Zephyr s’arrête brièvement dans un village perdu dans les gorges, comme tous les autres, et on se demande comment ses habitants survivent à ce microcosme. Finissent-ils tous par partager le même sang au bout de quelques centaines d’années?
Un nouveau voisin fait son entrée, Arnold. Il s’installe sur la banquette à l’avant de la mienne. Arnold semble bavard, il entame illico la conversation avec son voisin de devant. Il a l’air un peu hyperactif sur les bords, la quarantaine (ou plus?) et super enthousiaste. Ses cheveux à moitié longs, très décoiffés sur son crâne à moitié dégarni s’agitent au rythme de ses bras, qui illustrent ses propos avec énergie (un instant je l’aurais cru Italien). Sa peau est abîmée, ses habits usés et je me demande si lui aussi est un errant.
Bon, je commence à avoir faim et je sors l’un de mes bagels, ma précieuse cream cheese et mon couteau à tartiner en plastique (on s’habitude vite à ces petites choses-là). J’ai à moitié entamé mon bagel qu’Arnold se retourne et entame la conversation. C’est un joyeux, comme Adama – il semble que l’Amérique renverse avec plaisir les vieux clichés sur l’apparence. Mais au final, qu’en sait-on? Un échange d’une heure, ou deux, est-il suffisant pour cadrer une personne?
Enfin, je vois que le regard d’Arnold a du mal à se détacher de mon bagel, alors je lui en propose un. Deux yeux d’enfant s’illuminent, accompagnés d’un « vraiment? » Oui, oui vraiment. Il est super content. À la prochaine pause du train, il me présente à une femme qui voyage avec un handicap, une courageuse, et il m’introduit comme sa nouvelle amie.
De retour dans le train, Arnold me montre ses tatouages. Non, pas ceux qu’il porte, mais ceux qu’il dessine. Il m’explique aussi qu’il fuit, que son travail est maudit. À chaque fois qu’il se réinstalle, qu’il s’y remet, quelqu’un lui fait du mal, sabote son encre. Je me demande s’il ne peut simplement pas déménager ailleurs, si quelqu’un lui en veut… Apparemment non, cette malédiction le suit partout. Pourtant, il a l’air doué.

Il m’explique aussi qu’il utilise son don pour gagner un peu d’argent. Ah bon, un don? Je suis curieuse. Il peut retrouver les personnes disparues, et parfois les donations sont conséquents… Il y a aussi les avis de recherche pour la police qui peuvent se révéler fructueux, mais ça, ça peut être très dangereux. Arnold aimerait faire bien et faire le bien, mais ça ne suffit pas, il faut survivre.
Comme bon nombre de personnes, Arnold ne sait pas quoi faire, et puis sa maman vient de décéder: c’était la personne qui lui était la plus chère au monde. Il ne peut retenir ses larmes en citant son nom, en me montrant sa photo, et surtout en me racontant sa fuite, son désespoir: il est perdu, il ne sait même pas par quel bout recommencer. J’essaie de le rassurer, de lui dire que tout ira bien pour lui à sa nouvelle destination, qu’il est courageux… Mais je me sens toute petite. Cet homme a vécu des choses, que doit-il bien penser des paroles vides d’une jeune inconnue à l’air bien rangé, qui plus est d’une étrangère?
Pourtant, il sourit. Il me dit qu’il est content de m’avoir rencontré et de pouvoir me parler. Parfois j’oublie que moi aussi, j’ai vécu et que l’âge importe peu. Je ne suis pourtant pas si jeune, cette année j’aurai trente ans. Trente, est-ce le nombre qui vous fait passer de l’autre côté? J’ai à la fois l’impression d’y être depuis longtemps, et de ne jamais pouvoir l’atteindre.
Je suis touchée par Arnold, par sa confidence. Lorsqu’il quitte le train, on se serre la main, on se sépare et puis, après un moment, je me surprends à imaginer ses prochaines aventures.


Une histoire de turbulences

L’après-midi, dans le California Zephyr, on se laisse aller. On a fait connaissance avec le petit monde de son wagon, y compris l’infirmière qui aime jouer aux fléchettes au formol sur les cuisses de ses collaborateurs, le jeune homme de 16 ans imbu de lui-même qui est fier et conscient de sa sagesse « Quand j’aurai soixante ans, je serai tellement sage que plus personne ne comprendra ce que je dis! » et la jeune New Yorkaise du Bronx qui donne de savants conseils: « Ne fuis jamais d’un taxi sans payer, tu vas te faire taser! »
Il y a un wagon panoramique, avec des sièges confortables. Il y a aussi un wagon-café, où des jeunes ont décidé de jouer de la guitare. C’est un brouhaha de tout et de rien où les plus ennuyés essaient de rendre le temps plus agréable… qui somnole, qui travaille sur son ordinateur portable, qui lit, qui caquète à n’en plus finir.
Et puis la nuit tombe, et avec elle, l’intérêt des dernières heures de paysage. À 21:00 on arrive à Denver. Mon avion pour Boston par le lendemain à 7:00, et je n’ai pas le choix que de prendre un bus vers l’aéroport avant minuit, sans quoi je me retrouverai à payer une heure (ou plus) de taxi.
L’aéroport de Denver, pourtant bien noté en termes de confort, est vraiment nul. Il n’y a pas un rat. J’attache mon écharpe à mon cou et à ma valise et je m’endors (et me réveille toutes les 15 minutes) sur une banquette (foutus accoudoirs).
Enfin vient le moment d’effectuer mon check-in, je suis complètement à côté de la plaque, j’essaie sans succès dix fois à la machine… de la mauvaise compagnie. Je finis par y arriver et je monte dans mon avion, que je devrais changer à Philadelphia après environ 3 heures de vols.
Je m’endors tellement profondément que je remarque à peine le décollage.
Par contre les turbulences, je les remarques. Je remarque ma voisine de droite tendue comme le dossier de son siège. Je remarque aussi l’annonce du contrôleur: « Mesdames, Messieurs, en raison de fortes perturbations nous allons devoir survoler la ville pendant un certain temps. »
Il fut un temps où j’avais une peur bleue des turbulences. Je ne vous parle pas d’un avion qui s’amuse à contourner la ville sans pouvoir se poser! Il faut croire que ce temps est révolu, puisque je me rendors aussitôt avec, comme dernière idée « Bon, ben si je meurs ici au moins j’aurai eu la chance de prendre le California Zephyr avant ». ZzzZzzZzz.
Finalement nous atterrissons tous en un morceau À Philadelphia et, vaseuse, je vais prendre ma correspondance. Il fait jour et le soleil me brûle les yeux. Il n’y a rien qui me réjouisse le plus que de prendre une douche et de m’affaler. Depuis combien de temps je n’ai pas pu dormir convenablement, dans un lit. 35 heures? Plus? Foutu décalage horaire, je n’y comprends plus rien.

J’ai réservé une petite chambre privée pour deux nuits au 40 Berkeley St → (apparemment aussi nommé The Berkeley Residence Hotel) qui ne paie pas de mine mais qui est tout confort, très propre et très proche de la ville.
À première vue, Boston est belle, pleine de briques rouges, pleine de vie. Le métro est facile à comprendre et à prendre. Enfin, il se fait tard… Bonne nuit!


Balade à Boston

Je pensais avoir deux bonnes journées pour traverser la belle Boston en long et en travers. J’ai plutôt beaucoup dormi. Mais ce que j’en ai vu ma beaucoup plu…
Boston semble être aux Etats-Unis ce que l’Italie est à l’Europe. L’ambiance de Noël dans les rues était des plus chaleureuses malgré le froid mordant.
La ville est éclectique en architecture, pleine de belles briques rouges à l’air antique, mais aussi de reflets modernes… Il vaut la peine de déambuler au hasard autour de Downtown crossing, jusqu’au wharf au nord, et jusqu’au Boston Common Park au sud.
Je vous la présente toute en ombres et lumières…
À ne pas manquer: le magnifique marché de Faneuil Hall, avec de nombreux artisans, de jolis souvenirs, des performances de rue… et le Quincy Market, plein à craquer de bouffe délicieuse des quatre coins du monde! Entre un bubble, tea, un bagel fourré à tout, un immense cookie fait maison, un steak à l’emporter: c’est la compétition!
Dans le vieux bâtiment qui héberge le Quincy Market, on peut s’asseoir, manger ce que l’on vient d’acheter, se relaxer… et surtout se réchauffer.
Après quoi, une balade sur le wharf, voire en bateau? Moi, j’avais trop froid… C’était bien trop court pour la belle Boston. J’y reviendrai certainement!



Au coeur du Vermont

Noël s’approche à grands pas et se fait sentir on ne peut plus chaleureusement à travers toute l’Amérique, y compris dans le train: de nombreux papas rejoignent leur famille pour les fêtes et transportent sous le bras, en plus de leurs valises bien chargées, un gros camion ou encore un hélicoptère téléguidé. Les cadeaux pour les fillettes semblent avoir été plus discrets.
Je quitte la belle Boston avec excitation, c’est une traversée du Vermont qui m’attend, en train à nouveau, pour rejoindre mon amie Laura qui vit à Montpelier.
Montpelier, malgré son statut de capitale du Vermont, est une toute petite ville – que l’on n’oserait appeler village – coincée entre de gros tas de neige posés sur des collines rondelettes. De la vraie neige à fouler, à toucher voire à lécher! J’attendais ça depuis trois ans (enfin, je ne vais pas me plaindre non plus, hein).



Laura et son ami Peter m’accueillent chaleureusement, avec un bon verre de vin, un gros chat sur les genoux et des conversations différentes. Que ça m’avait manqué! Je me sens comme à la maison, protégée.
À la nuit tombée, du vin innocemment caché dans nos tasses à café en plastique, Laura me présente sa ville, avec un vaillant « Voilà, tout ça c’est Montpelier! ». Nous grimpons une colline et pénétrons une forêt qui, sombre d’habitude, semble illuminée par la blancheur environnante. Tout est recouvert et l’on remarque des traces de cervidés, les seuls à être passés par là avant nous!
Nous atteignons une tour sur laquelle nous grimpons, prenant garde à ne pas nous casser une jambe sur le verglas. Aux alentours, tout se repose sous le manteau immaculé. C’est d’une paix, d’une plénitude. J’aime la nuit, et encore plus la nuit enneigée.
Le jour qui suit on s’attelle à la préparation de biscuits de Noël. Les fameux bonhommes de pain d’épice décorés qui apparaissent dans tout le folklore des fêtes américain.
Nous en emmèneront un plat chez son papa, qui a tenu à nous inviter pour un dîner à l’américaine: de délicieux hamburgers préparés par un membre de la famille.
La maison est chaleureuse, la famille aussi, des plus accueillantes: je suis honorée.
J’aurais bien passé plus de temps au Vermont en compagnie de la douce Laura et de sa famille mais mon emploi du temps est trop serré. Je dois me remettre en route.
Demain, c’est le Canada qui m’attend.


La traversée s’achève: Hello, Québec!

La neige n’a pas arrêté de tomber. C’est le petit matin et j’attends le Greyhound qui m’emmènera de l’autre côté, à Montréal. L’arrêt de bus n’est qu’un morceau de trottoir, sur la rue principale de la minuscule Montpelier. Je suis nostalgique des Etats-Unis, déjà.
Le trajet ne sera pas très long jusqu’à la frontière, et les officiers nous feront tous descendre, bagages en main, pour nous poser quelques questions avant de nous laisser ré-embarquer de l’autre côté, au Canada.
Mon passeport plein de tampons et de visas ne manque pas de faire sourire le douanier sympathique: la plupart du temps il ne sourcillent pas. Son accent québecois et sa bonne humeur me rendent le sourire.

Sans encombres, les quelques passagers du Greyhound remontent à bord et en deux temps trois mouvements, nous voilà à Montréal. Il faut que je trouve le métro, il faut que je trouve la gare. Même si j’ai l’habitude de me trimballer aux quatre coins de villes immenses et inconnues, c’est toujours un stress, j’ai toujours peur de me tromper, de me perdre, mais je sais que j’arrive toujours à bon port.
Voilà, c’est mon dernier bout terrestre avant d’atteindre la jolie Québec, et surtout ma chère Evelyne. Dans le train tout le monde parle français, c’est comme si j’avais changé de monde en quelques heures.
Comme je suis accueillie par une tempête de neige, le train aura bien sûr du retard, en raison de vieux poteaux électriques laissés pendouillants sur les voies ferrées. La faute au vent!
Et puis ça y est, c’est Québec. Je traîne mon sac à roulettes dans une piscine de neige fondue. Evelyne en est désolée mais moi je m’en fous: je suis au Canada.
Au Canada, il fait froid. J’ai froid aux mains comme aux pieds, mais le coeur lui est tout chaud.


Balade à Québec City

De la neige, beaucoup de neige. C’est ainsi que commence ma visite de la jolie Québec, ou Québec City comme semblent l’appeler les Américains.
Tout est brillant, ça fait presque mal aux yeux, mais on n’arrive pas s’empêcher de continuer à regarder; voire même d’y goûter, de s’y rouler. Paradis blanc.

 La ville annonce la couleur. Les anciens poètes guettent nos faits et gestes, et ils ne sont pas seuls. Tout un petit monde nous scrute, alors autant apparaître sous son meilleur jour. À Québec, le sourire est comme une mode.
Les briques aux couleurs chaudes du Vieux-Québec réchauffent un peu, apaisent les yeux fatigués. On se laisse surprendre par les noms des rues, ou encore l’utilisation obstinée de la langue française (chez nous, c’est écrit Stop).



Réalité et faux-semblants se mêlent, comme partout ailleurs. Ici quelques trompe-l’oeil aiment à nous le rappeler… tout en beauté, bien sûr.
Quelques bâtiments au charme certain ponctuent la ville et crient qu’il y a ici eu une histoire, une longue histoire.
Un funiculaire, des canons et le Saint-Laurent, glacé. Qu’y a-t-il de l’autre côté? Que s’est-il passé ici? Un coup de vent très fort nous balaie à l’intérieur des murs, et on oublie toutes les questions, préférant se concentrer sur le regard.
Nids d’humains, nids d’oiseaux, endormis sous la neige. On continue de vivre, ou alors on remet ça au printemps prochain.
À l’intérieur: les passants, les vieux murs et les déneigeuses. C’est intemporel.
La nuit tombée, Québec ne perd rien de ses couleurs, de sa timide splendeur. Elle se transforme en un palais illuminé dans lequel on veut bien s’attarder.
On disparaît dans un sous-sol, une boîte à chansons, où à tue-tête on nous rappelle qu’on peut s’oublier un peu. On chantonne, on boit de la bière, on fait connaissance dans les entrailles de la ville.
Et si l’on ose, par un temps si froid, aller voir de l’autre côté, on se retrouve face à la nature majestueuse et l’on se perd avec délices dans le vacarme de cette eau puissante qui n’en finira jamais de couler.

Corinne Stoppelli et mes remerciements pour ce trip car, train et car




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